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Syndicats et collectifs face a la Précarité

par Evelyne Perrin.

mercredi 20 avril 2005

Syndicats et collectifs face a la Précarité, par Evelyne Perrin.
4 février 2005


Communication au Colloque “Syndicats et associations en France, concurrence ou complémentarité” organisé par le CNRS-Centre d’Histoire Sociale du XXe siècle, novembre 2004.

Parmi les défis auxquels se trouve confronté le syndicalisme, la précarité de l’emploi en est certainement un. Non seulement le développement des formes dites particulières d’emploi (CDD, intérim, stages, temps partiel subi) et l’instabilité et la mobilité qui en résultent pour les salariés constituent un obstacle à la syndicalisation, par suite du délitement des collectifs de travail, du turn over systématiquement pratiqué par de nombreux employeurs, de la peur de non renouvellement du contrat ou de la mission ; mais les syndicats éprouvent de grandes difficultés à représenter et défendre les travailleurs précaires, faute pour la plupart d’entre eux d’avoir élaboré un projet cohérent de renouvellement des garanties collectives des salariés face au développement de la précarité de l’emploi, mais aussi en raison de leur institutionnalisation croissante.

Parallèlement à cette crise du syndicalisme, dans les luttes récentes de salariés de la restauration rapide, du commerce ou du nettoyage, des emplois-jeunes ou des intermittents du spectacle apparaissent des collectifs de syndiqués, des coordinations entre syndiqués et non syndiqués, des comités de soutien ad hoc, regroupant des militants de divers syndicats et associations sur des bases interprofessionnelles et interassociatives. Ces collectifs ou comités doublent le travail syndical, s’y substituent parfois ou lui servent d’aiguillon.

Y a-t-il concurrence ou complémentarité entre ces deux formes d’organisation et de lutte ? L’émergence des collectifs ne traduit-elle pas un aspect de la crise contemporaine des formes d’organisation politiques et syndicales avec la montée de l’individualisme, de l’adhésion par affinité sélective, du refus de la délégation de pouvoir et de la bureaucratie ? Les syndicats peuvent-ils tirer les leçons de l’expérience de ces collectifs pour repenser l’action syndicale face à la précarisation rampante du salariat ?

I - Les syndicats face à la précarité et aux précaires

Difficulté de syndiquer les précaires

La précarité de l’emploi ne cesse de se développer en France comme dans d’autres pays européens ; l’on entend par précarité l’ensemble des formes atypiques d’emploi, essentiellement les contrats à durée déterminée et l’intérim, mais également les contrats de qualification et d’adaptation, et même les formes d’emploi n’assurant pas un revenu égal au SMIC, à savoir principalement les CDI à temps partiel subi. En dix ans, le nombre d’emplois en intérim a connu une croissance de 160 % et celui des CDD une augmentation de 60 %, alors que le nombre de CDI n’augmentait que de 2 %. Les contrats à durée déterminée représentaient 6,28 % des emplois salariés en 2000 et leur taux de progression annuel depuis 1995 est de 6 à 7 %. L’emploi à temps partiel représente aujourd’hui 18 % des emplois contre 8 % au début des années 70 [1] .

La précarité de l’emploi est un obstacle important à la syndicalisation. Quand on ne sait pas si son CDD ou sa mission d’intérim seront renouvelés, on ne se risque pas à se syndiquer. Il en est de même lorsqu’on passe en peu de temps d’une entreprise à une autre, d’un secteur à l’autre, de l’emploi au chômage. Pourquoi se syndiquer sur des périodes d’emploi aussi courtes et incertaines ? Avec le turn over érigé en système, les collectifs de travail au sein des entreprises s’effritent et le travail de syndicalisation est un travail de Sisyphe éternellement à recommencer. De plus des salaires très bas comme ceux des employés à temps partiel rendent difficile le paiement de cotisations syndicales.

Ces causes objectives pourraient déjà expliquer à elles seules le recul constant de la syndicalisation. Mais elles ne sont pas les seules. A ces facteurs externes s’ajoutent les dysfonctionnements et les carences internes des syndicats, dont la plupart restent enfermés dans des modes de fonctionnement hérités de la période fordiste et offrent peu de résonance aux luttes des salariés précaires. Un conflit de générations, de culture syndicale, parfois d’origines ethniques, un décalage dans les rythmes de travail syndical par rapport aux luttes concrètes sur le terrain, qui exigent une disponibilité 24H sur 24 et 7 jours sur 7, opposent les permanents syndicaux, plus âgés, aux jeunes travailleurs précaires qui ont souvent l’impression de se retrouver seuls dans la lutte. Peut-être que plus confusément encore, la plupart des syndicalistes répugnent à se mêler aux luttes des chômeurs par peur du chômage et du stigmate qu’il représente dans les mentalités collectives. C’est au contraire la force des mouvements de chômeurs d’avoir retourné ce stigmate contre la société. Les salariés en poste auraient en quelque sorte peur de la contamination du chômage ou de la précarité...

Il n’est donc pas étonnant que l’on relève chez les précaires, notamment les plus jeunes, une relative indifférence ou défiance vis-à-vis des syndicats, qui sont perçus le plus souvent comme privilégiant la défense des travailleurs stables et ne faisant pas assez de place à la défense des travailleurs précaires, et ne proposant pas de ligne de résistance cohérente face à l’extension du précariat. Le constat de l’impuissance ou du désintérêt des syndicats vis-à-vis des précaires est très répandu, même chez ceux de ces derniers qui sont syndiqués.

La position des syndicats sur la précarité

La CGT est l’une des rares centrales syndicales, avec le Groupe des Dix, à dénoncer le développement de la précarité de l’emploi et à avancer des propositions concrètes pour redonner aux salariés une protection face à la flexibilité du marché du travail.

La CGT a en effet élaboré une revendication précise, la sécurisation des trajectoires professionnelles. On en trouve l’exposé dans le document de travail N° 2 de mai 2002, « Nouveau statut du travail salarié », issu de la première journée d’étude confédérale sur ce thème du 27 mars 2002 :

« Notre projet d’un nouveau statut du travail salarié, c’est à la fois plus de garanties professionnelles et un socle de garanties interprofessionnelles, permettant à l’individu de s’épanouir dans sa vie professionnelle, de choisir lui-même son parcours professionnel en toute liberté. (...) Nous revendiquons pour les salariés, dès leur entrée dans la vie active, des droits que tout employeur sera tenu de respecter (droit au travail transférable d’une entreprise à l’autre et opposable à chaque employeur ; de même, droit à la promotion, au déroulement de carrière, à la formation, validation des acquis professionnels) ». Ceci signifie pour la CGT que chaque salarié puisse exiger de chacun de ses employeurs :

 un déroulement de carrière

 que pour telle qualification, son salaire soit de tant minimum

 qu’ayant fait un an de formation depuis le début de sa carrière, il puisse encore bénéficier de trois ans

 qu’en fin de parcours, quel que soit celui-ci, au moment de sa retraite il ait au minimum un salaire double à valeur constante

 que la règle d’embauche soit un contrat à temps plein à durée indéterminée

 que le travail à temps partiel soit un droit pour le salarié qui le souhaite et non une obligation.

Cela passe bien évidemment par une mutualisation du financement de la garantie d’emploi à l’échelle territoriale et/ou de la branche. Parallèlement, la CGT réclame une modulation des cotisations sociales pénalisant les entreprises qui licencient ou précarisent leur main d’œuvre, et la création de fonds régionaux pour le développement et l’emploi placés sous le contrôle des salariés.

On ne peut contester le caractère élaboré de cette proposition qui vise bien à apporter une réponse structurelle à la montée de la précarité de l’emploi. Elle s’inspire d’ailleurs des travaux de juristes comme Alain Supiot et alii [2], ainsi que des propositions du rapport Boissonnat du Commissariat Général du Plan [3], ou des réflexions de l’économiste Liem Hoang-Ngoc [4]. Mais on peut noter un certain flou sur la question du revenu, le revenu garanti heurtant trop les positions doctrinales de la CGT. Cela implique en effet un renoncement à l’idéologie du plein emploi et de la croissance infinie de la productivité. Il faut aussi constater que si elle a élaboré cette proposition, la CGT ne fait rien pour la populariser et la faire vivre sur le terrain des luttes, au contraire. Elle se borne le plus souvent à un soutien au cas par cas des grèves qui peuvent éclater chez les précaires, sans chercher à les fédérer et à leur proposer un véritable horizon de lutte, , des perspectives plus générales. Tout se passe comme si ce statut professionnel était en complet décalage avec le quotidien de la gestion syndicale, corporatiste, par branche et par entreprise.

Le Groupe des Dix, bien que majoritairement implanté dans le secteur public, a développé une réflexion conséquente sur la nécessité de soutenir les luttes des travailleurs précaires et de réorienter les efforts du syndicalisme en leur faveur, tout en apportant concrètement un soutien important à AC ! (Agir ensemble contre le chômage), qui fédère des collectifs de chômeurs et de précaires. Ainsi s’exprime Gérard Gourguechon dans l’ouvrage « Précarité. Points de vue du mouvement social » paru en décembre 2001 [5] :

« Une part croissante des salariés est donc exclue de l’emploi stable à temps complet. Ceci se traduit par une dégradation importante des conditions de travail, d’emploi, de vie, de millions de personnes en France. Combattre cette situation devrait donc être la priorité des organisations syndicales, d’autant plus que l’existence d’un salariat précaire tire vers le bas l’ensemble des salariés (...). Le syndicalisme français, faible, divisé, n’est pas parvenu, jusqu’à présent, à fédérer les chômeurs, qui se retrouvent plus dans des associations spécifiques.(...) De même, le syndicalisme a des difficultés à syndiquer les travailleurs précaires. L’organisation traditionnelle du syndicalisme par branches et par entreprises n’est pas adaptée à l’existence de personnes qui passent d’une entreprise à une autre, d’un petit boulot à un autre petit boulot. (...) Si le syndicalisme veut être plus efficace, il lui faut certainement se transformer dans son fonctionnement pour être en mesure de mieux fédérer des revendications émanant d’un salariat particulièrement éclaté. Le syndicalisme peut plus facilement suivre les précaires et les chômeurs par ses unions locales et ses unions départementales. Faire vivre, ou revivre, les bourses du travail est nécessaire. Dans l’entreprise, il faut organiser des lieux de débat entre les salariés en CDI, les intérimaires et les précaires. »

C’est ainsi que pour répondre à la dégradation des conditions de travail et salariales entraînée par le recours à la sous-traitance, SUD-Rail a directement participé à la création de SUD-Nettoyage, autre exemple de l’investissement du Groupe des Dix sur le thème de la précarité.

La CNT s’efforce de défendre les travailleurs précaires là où elle est implantée. Elle apporte un soutien (qui reste très limité) à la grève des cuisiniers sri-lankais des restaurants Frog engagée à Paris en avril 2003, et qui ne parvient pas à déboucher. Mais si certains de ses militants sont impliqués dans les comités de soutien aux salariés du Mc Do de Strasbourg St-Denis en 2002 et 2003 et aux femmes de ménage des hôtels Arcade en 2002 (soutenues principalement par SUD), le syndicat CNT de la restauration rapide refuse son soutien aux salariés du Mc Do de Strasbourg St-Denis sous prétexte que certains sont « swing managers [6] », donc cadres. Ceci illustre bien la difficulté de certains syndicats à définir le contenu de la notion de précarité.

Dans le secteur du nettoyage, la CNT a organisé deux manifestations unitaires avec SUD et les dissidents de la CGT Nettoyage, en juillet 2002 et juillet 2003, dans le cadre et suite au conflit des femmes de ménage d’Arcade, pour en populariser les revendications ; toutefois ce secteur qui regroupe des précaires particulièrement exploités reste éclaté et peu syndiqué.

FO, syndicat où dominent les fonctionnaires, est quasiment muette sur la question de la précarité. On la trouve très rarement impliquée dans les luttes de travailleurs précaires sur le terrain, et dans ce cas c’est la plupart du temps dans le cadre d’actions intersyndicales où elle n’a pas le rôle le plus actif.

La CFDT est le syndicat qui a fait le plus long chemin sur la route de l’acceptation de la nouvelle donne capitaliste, devenant ainsi l’alliée objective du MEDEF, au nom de la modernité. Cette centrale prend acte des transformations des normes d’emploi (dérégulation, flexibilité, turn-over et instabilité du contrat de travail) qu’elle estime imposées par la modernisation de l’économie, et s’efforce d’accompagner ces transformations par une adaptation de ses revendications. C’est ainsi qu’on la verra successivement défendre, en 1992, un durcissement des conditions d’accès à l’indemnisation du chômage pénalisant particulièrement les jeunes et les précaires, puis en 2000 le PARE, plan d’aide au retour à l’emploi qui accroît les radiations des chômeurs qui refusent un emploi précaire, au salaire et à la qualification inférieurs aux précédents, ou très éloigné de leur domicile ; puis en 2003 la réforme du statut des intermittents du spectacle, qui exclut du régime un tiers d’entre eux tout en réduisant leurs durées d’indemnisation.

Ces reculs valent à la CFDT une grande rancune parmi les chômeurs et les précaires, qui estiment que ce syndicat, non seulement ne défend pas leurs droits, mais pour conserver sa place de gestionnaire privilégié de l’UNEDIC aux côtés du patronat, participe des offensives libérales contre eux en leur imposant un workfare [7]

Ce panorama rapide de l’attitude des syndicats face à la précarité, bien que contrasté, explique sans doute la faiblesse des acquis syndicaux dans le domaine de la défense des travailleurs précaires. Pour ne prendre que ces deux exemples, les conventions collectives de la restauration rapide et du nettoyage sont particulièrement défavorables et n’enregistrent pas de progrès, malgré le développement de luttes dans le secteur de la restauration rapide en 2001, 2002 et 2003. Ces luttes au demeurant ciblent plutôt la répression syndicale et sont souvent déclenchées contre le licenciement de délégués, terrain sur lequel les prud’hommes leur donnent généralement satisfaction. Même si le treizième mois est une revendication souvent avancée, et a été obtenu dans certains Mc Do (comme à Marseille),il est loin d’être généralisé. Il en est de même du passage à la demande du salarié de temps partiel à temps plein, ou de CDD en CDI : c’est encore une revendication sporadique (elle apparaît pendant la grève de la FNAC Champs-Elysées, avec le soutien de SUD), insuffisamment reprise par les centrales syndicales, qui restent sur une position très défensive dans la plupart des conflits. Enfin, sur le terrain, la CGT ne porte pas sa revendication de statut professionnel du salarié.

Inadéquation de la forme syndicale classique au nouveau régime capitaliste

Plus fondamentalement, les syndicats dans leur conception et leur mode de fonctionnement traditionnels s’avèrent être, comme le montrent de nombreux exemples puisés dans l’histoire des luttes récentes de précaires [8], profondément en décalage ou en inadéquation par rapport au nouveau mode de production capitaliste. Organisés sur la base de l’usine ou de l’entreprise de type fordiste, et sur le mode de la délégation à des représentants permanents désignés au sein de l’entreprise sur présentation de leur part, enfermés dans l’entreprise et divisés entre chapelles syndicales respectives, ils se heurtent sans en avoir réellement pris la mesure à une nouvelle organisation du mode de production capitaliste, où la création de valeur se fait de plus en plus hors des murs de l’entreprise, dans une activité de création et de formation qui n’est pas reconnue comme du travail salarié mais prise en charge selon des modes divers allant du RMI au régime des intermittents, en passant par l’assurance-chômage, et où la mobilisation de la main d’œuvre se fait de façon discontinue, flexible, en faisant appel à sa mobilité d’une entreprise à l’autre, d’un secteur à l’autre, d’un statut à l’autre. Dans ce nouveau régime, qui repose de plus en plus sur les ressources cognitives et sur le travail immatériel, le chômage n’est plus une situation étanche qui séparerait un noyau dur de chômeurs du reste de la population salariée, c’est devenu un état récurrent que connaissent un nombre croissant de salariés, où ils rentrent et d’où ils sortent, (les fins de CDD sont devenues la cause majeure d’entrée au chômage, devant les licenciements), comme de périodes de formation plus ou moins rémunérées, alors que les syndicats continuent à ériger de fait une barrière étanche entre salariés en poste et chômeurs, et dans la plupart des cas entre salariés stables et précaires.

Toutefois, le salariat précaire est loin d’être homogène, il est au contraire extrêmement divers, fragmenté, éclaté, sans réelle unité de situation. Parallèlement à la montée du travail immatériel et intellectuel, des secteurs entiers notamment dans le commerce et les services restent soumis à des conditions de travail de type fordiste (travail répétitif, cadences infernales...°. Enfin, traditionnellement, les secteurs qui recourent à de la main d’œuvre non qualifiée majoritairement d’origine immigrée (nettoyage, gardiennage, une partie du bâtiment) pratiquent des formes d’exploitation sauvages qui consistent en une « délocalisation à l’envers ».

N’ayant pas réussi à s’adapter à cette nouvelle donne (seule la CGT a délibérément créé un syndicat à destination des chômeurs, la CGT-Chômeurs, mais dont elle essaie en fait de contenir l’autonomie et par rapport à laquelle elle affiche un décalage manifeste de revendications, étant violemment opposée au droit au revenu déconnecté de l’emploi), les syndicats dans leur ensemble ont un autre handicap : ils estiment être l’avant-garde éclairée des travailleurs, et donc détenir la vérité ou les positions les plus justes et efficaces par rapport aux masses laborieuses. Or pour élaborer de nouvelles offensives et de nouvelles revendications face à ce nouveau régime capitaliste, qui recouvre la production des idées et de la connaissance et cherche à se l’approprier, il faut aujourd’hui mobiliser les subjectivités au travail et les forces créatrices de chaque individu, permettre qu’elles s’expriment, se combinent et s’agrègent au travers d’un processus de confrontation libre et de lente maturation, qui est tout l’inverse du fonctionnement syndical, comme le montre bien le processus d’élaboration du contre-modèle d’assurance-chômage élaboré durant l’été 2003 par la coordination des intermittents et précaires [9], ou comme le montre le mouvement des chercheurs du printemps 2004. Par leur mode de fonctionnement généralement centralisé, hiérarchique et bureaucratique, les syndicats s’avèrent incapables de produire de telles analyses et élaborations collectives, et restent enfermés dans des revendications catégorielles et corporatistes assez classiques, sans prendre en compte la diversité et le caractère fluctuant des dispositifs de mise au travail dans la production contemporaine.

Plus fondamentalement, c’est aussi l’institutionnalisation des syndicats dits représentatifs et leur évolution vers un syndicalisme de gestion et d’accompagnement qui les éloigne des nouvelles formes de combativité salariale caractéristiques des segments les plus exploités de la main d’œuvre.

Aussi n’est-il pas étonnant que se multiplient les exemples de coordinations professionnelles ou même (dans le cas des intermittents) interprofessionnelles, et que l’essentiel du potentiel de créativité en termes d’analyses et de propositions de garanties nouvelles pour le salariat émane de ces coordinations et non plus des syndicats.

II- Les nouveaux outils d’organisation que se donnent les précaires, collectifs, coordinations et comités de soutien.

Les années 2000 à 2003 ont vu naître et se développer plusieurs luttes de salariés dans la restauration rapide et le commerce, en majorité de jeunes précaires, ainsi que dans le nettoyage. Pour n’en citer que quelques unes :

 grève de 15 jours en décembre 2000 au Mc Do du boulevard St-Germain pour des augmentations de salaires et une prime de fin d’année,

 grève de 32 jours en février 2001 au Pizza Hut Opéra pour les mêmes revendications, débouchant sur des primes,

 grève historique de 112 jours d’octobre 2001 à Février 2002 au Mc Do de Strasbourg St-Denis pour la réintégration de cinq salariés licenciés, victorieuse,

 grève d’un mois avec occupation, en février 2002, de la FNAC des Champs-Elysées pour des augmentations de salaires, grève s’étendant à d’autres FNAC de région parisienne et de province, victorieuse, car elle aboutit à un réajustement des salaires de la FNAC Champs-Elysées par rapport aux autres FNAC.

 grèves sporadiques au printemps 2002 dans plusieurs Mc Do parisiens en solidarité avec les salariés de Strasbourg St-Denis ou pour des augmentations de salaires et un 13ème mois,

 grèves chez Go Sport pour des augmentations de salaires, chez Virgin contre le travail du dimanche et pour un 13ème mois,

 grève d’un an, de mars 2002 à février 2003, de 32 femmes de ménage des hôtels du groupe Accor employées par son sous-traitant Arcade, aboutissant à une réduction des cadences et à une meilleure prise en compte des heures effectuées, mais suivie en juin 2004 du licenciement de la déléguée syndicale SUD leader de la grève.

 grève avec occupation de mars 2003 à mars 2004 à nouveau du Mc Do de Strasbourg St-Denis pour la réintégration d’un délégué licencié et contre les manœuvres de coulage du gérant, débouchant sur une réintégration et sur le paiement d’une partie des jours de grève.

 grève de plusieurs mois des cuisiniers sri-lankais des pubs Frog pour une amélioration de leurs conditions de travail, malheureusement non victorieuse...

Dans le secteur de la restauration rapide, ce sont essentiellement de jeunes délégués CGT -ainsi que des délégués SUD et parfois FO ou CNT - qui mènent ces luttes, certains d’entre eux déjà dotés d’une certaine expérience, d’autres tout frais promus délégués pour se protéger de la répression syndicale. Durant les années 2000 et 2001, ces délégués utilisent le Collectif CGT de la restauration rapide pour se coordonner entre enseignes telles que Mc Do, Quick, Pizza Hut, EuroDisney et les restaurants du Louvre, mais éprouvent rapidement le besoin de sortir des limites syndicales classiques et s’élargissent à des délégués CNT et FO. Puis certains d’entre eux créent le Réseau Stop Précarité qui regroupe des délégués CGT de Pizza Hut, Disneyland, Extrapole, MaxiLivres, BHV, restaurants du Louvre, des militants de SUD-Etudiants, SUD-Ceritex, AC !, AARRG, ATTAC-Sorbonne, CNT, UNEF, du Collectif des Emplois-Jeunes de Seine Saint-Denis et des chercheurs.

Le Collectif CGT de la restauration rapide, puis le réseau Stop Précarité organisent en 2001 et 2002 plusieurs opérations coup de poing et manifestations qui se distinguent des formes de lutte syndicale traditionnelles par leur volonté d’investir l’espace public de la rue et des centres commerciaux (Belle Epine en juin 2001 et La Défense en décembre), par leur appel à la solidarité des consommateurs et au boycott de la marque, par leur autonomie vis-à-vis des structures syndicales.

Lors de la grève de 112 jours du Mc Do de Strasbourg St-Denis en 2001-2002, des formes originales de mobilisation sont inventées avec la constitution d’un vaste comité de soutien regroupant plus d’une trentaine d’organisations syndicales, associatives et politiques, qui se réunit une fois par semaine sous la houlette d’une Fédération du Commerce CGT passablement débordée. Grévistes et comité de soutien mettent en œuvre des occupations de Mc Do parisiens tous les samedi et parfois le dimanche, y compris Noël et jour de l’An, sensibilisant les passants et effectuant des collectes. Ces actions de harcèlement et la popularisation du conflit ne sont pas pour rien dans la capitulation finale de Mc Do et la réintégration des grévistes en février 2002. Une manifestation de soutien aux grévistes de Mc Do rassemble 2000 personnes le 2 février 2002, précaires de différentes entreprises et militants syndicaux, associatifs et politiques.

Ces formes de lutte des jeunes précaires [10]se différencient nettement des luttes syndicales classiques :

 elles sont lancées à la base et non à partir de mots d’ordre des centrales syndicales ; elles se construisent à partir d’agrégats d’individualités, sur la base de la confiance réciproque et de l’interconnaissance, en évitant la discipline et la hiérarchie bureaucratiques mais en privilégiant l’autonomie et une forte implication personnelle. Les tracts d’ailleurs, même à en-tête syndicale, se concluent par des prénoms et des numéros de portables. Les centrales syndicales impliquées peinent à garder le contrôle de ces mouvements de lutte et se voient souvent débordées, contestées.

 Les luttes sortent de l’entreprise pour déborder sur la rue, l’espace public, par accrochage de banderoles sur des rubans de scotch tendus entre les arbres, distribution de tracts aux passants et consommateurs, appel au boycott des produits, ce qui permet de relier une lutte ponctuelle à des thèmes plus généraux comme la « malbouffe » et à d’autres mouvements comme la Confédération Paysanne ou les mouvements pour une autre mondialisation, ou le mouvement des « sans papiers » dans le cas de la lutte des salariées d’Arcade, emblématique de la surexploitation des immigrés.

 Les luttes sortent également du carcan syndical en faisant appel à des soutiens diversifiés de l’extérieur, autres syndicats, associationsdeluttecontre le chômage et la précarité, mouvement étudiantdans toutes sescomposantes...

 Ces luttes s’en prennent aussi au talon d’Achille de ces multinationales, leur image de marque dans le public, en développant des campagnes de boycott de la marque sous forme de cartes postales, en diffusant la contestation dans les divers établissements du groupe, restaurants Mc Do, hôtels du groupe Accor, en perturbant l’assemblée des actionnaires de ce groupe dont Arcade est l’un des sous-traitants...

 Ces jeunes délégués maintiennent une attitude souvent assez distanciée vis-à-vis de leur syndicat qu’ils ont tendance à instrumentaliser dans ce sens qu’ils en perçoivent de façon aigüe les limites et les rigidités et y suppléent en déployant entre eux une grande solidarité, en se donnant des « coups de main » pour pallier les carences syndicales.

 L’expérience collective du comité de soutien à une lutte est facilement « transférée » à une autre lutte, avec des recompositions de participants. Ainsi le collectif de soutien au Mc Do Strasbourg St-Denis se transforme-t-il après quelques défections ou apports nouveaux en un comité de soutien à la lutte des femmes de ménage africaines d’Arcade, puis renaît pour soutenir la deuxième grève du Mc Do de Strasbourg St-Denis, puis s’étend au soutien aux cuisiniers des Frog. Des jonctions sporadiques se font entre luttes, lorsque les femmes d’Arcade soutiennent des occupations de Mc Do et que des salariés de Mc Do en grève participent aux occupations d’hôtels du groupe Accor, même si cela reste l’exception.

Malgré l’originalité et le renouvellement des formes de lutte des salariés précaires de divers secteurs dans le début des années 2000, il faut toutefois constater que ces grèves restent malgré tout dispersées et fragmentées, et qu’elles ne se prêtent pas à un travail collectif d’élaboration de revendications communes ou de propositions convergentes pour lutter contre la précarité de l’emploi et du revenu ou pour créer de nouvelles garanties collectives. Ce sont des mouvements qui restent centrés sur des augmentations de salaires, l’obtention de primes ou d’un treizième mois, ou la réintégration de délégués syndicaux licenciés, et qui ne dépassent pas l’entreprise concernée, malgré les efforts déployés par les comités de soutien pour élargir ces luttes à l’ensemble d’un secteur.


La lutte des emplois-jeunes en 2002 et 2003

La lutte des emplois-jeunes est un exemple de mouvement né de coordinations locales intercatégorielles qui ne rencontre qu’un très faible soutien des syndicats, et doit compter principalement sur ses propres forces.

Lorsqu’à l’été 2002 le gouvernement Raffarin annonce la non-reconduction des emplois-jeunes, ceux-ci s’organisent en collectifs et se mobilisent fortement dès l’automne 2002, multipliant les assemblées générales et essayant d’unir les emplois-jeunes de divers secteurs, ceux de l’Education Nationale, des collectivités territoriales et des associations, pour déposer des revendications spécifiques à chacun d’eux et au-delà, unitaires. Ces revendications vont du maintien du statut d’étudiant-surveillant à la titularisation sans concours ni condition de nationalité pour les emplois-jeunes des divers services publics, à l’accès à des formations qualifiantes et/ou diplômantes, à la revalorisation des salaires, à la validation des acquis professionnels, à la transformation des CDD en CDI pour les emplois-jeunes des associations.

Il se crée une Coordination nationales des emplois-jeunes et surveillants en lutte, qui appelle à des journées nationales d’action et à des grèves reconductibles en décembre 2002 et janvier 2003. Des collectifs se créent ainsi un peu partout en province, et des grèves reconductibles sont déclenchées en Corse, à Nantes, Rennes, Brest, Toulouse, Angers et dans de nombreuses autres villes. Le mouvement culmine en juin 2003 avec l’approche des premiers non-renouvellements de contrats par une occupation de la Bourse du travail à Paris et une forte participation aux manifestations des enseignants et salariés du secteur public contre la réforme des retraites et la décentralisation à l’Education nationale, au risque pour la lutte des emplois-jeunes de se retrouver un peu diluée dans le mouvement social de mai-juin 2003.

Or, quelle est la position des syndicats vis-à-vis de la lutte des emplois-jeunes, menacés du plus grand « plan social » de l’année 2003 ?

La plupart du temps, c’est l’absence de soutien syndical qui prévaut, à l’exception de SUD, le SNES-FSU et le SGEN-CFDT refusant de participer à la journée d’action du 17 janvier 2003 dans de nombreuses villes, le SNES-FSU appelant dès décembre à la reprise du travail. SNES et SGEN ne reprennent pas à leur compte la plate-forme de revendications élaborée par la Coordination nationale et validée par toutes les assemblées générales d’académie. Ils sont d’ailleurs opposés à la titularisation sans concours, que SUD est le seul syndicat à défendre. La Coordination nationale appelle en vain les syndicats majoritaires à lancer un grand mouvement de grève pour faire fléchir un gouvernement très déterminé. De fait, chaque fois qu’Amel Dahmani, leader de la Coordination nationale, syndiquée CGT à l’époque, demande à la CGT de déposer un préavis de grève pour les journées de mobilisation des emplois-jeunes, cela n’est pas fait. Seul SUD dépose des préavis. L’information sur les mouvements de lutte des intermittents n’est pas répercutée par la CGT qui en fait, tout en paraissant soutenir le mouvement, souhaite le cantonner car elle ne veut pas gêner le gouvernement de la gauche plurielle auquel participe la Parti Communiste. La CGT ne met pas les emplois-jeunes en réseau et n’a pas de stratégie pour élargir la lutte ou l’organiser. C’est par internet que les collectifs se coordonnent et par des AG régulières à Paris ou en province.

En fait, toute la lutte des emplois-jeunes est portée par des collectifs locaux de syndiqués et de non syndiqués et par la Coordination Nationale sur la base de la démocratie directe, de l’envoi de représentants mandatés aux réunions régulières, quasi hebdomadaires, de la Coordination Natonale à Paris, et le seul soutien syndical émane de SUD-Education et de SUD-Etudiant, ainsi que de la CNT-Education et de la CGT-Education. Mais ce ne sont pas les syndicats qui pilotent la lutte, celle-ci est étroitement contrôlée par la base et menée de façon intercatégorielle et intersyndicale. Cette lutte se veut étroitement articulée à une lutte plus générale contre la précarité, car les emplois-jeunes, même s’ils disposent de CDD de cinq ans, sont la poursuite du développement de la précarité dans le secteur public : aujourd’hui la majorité des emplois créés dans le secteur public sont des emplois précaires. Une autre particularité et une force de la lutte des emplois-jeunes, c’est qu’elle se veut d’emblée interprofessionnelle, car les emplois-jeunes des collectivités locales n’auraient pu lutter seuls, ni ceux de l’Education Nationale. Les emplois-jeunes sont à l’interprofessionnalité des métiers, porteurs de convergences. Leur lutte s’ouvre sur celle des autres précaires, à qui ils apportent leur soutien lorsqu’éclatent des grèves. Ce n’est pas un hasard si les leaders de la Coordination nationale des emplois-jeunes se retrouvent en 2003-2004 dans le collectif « Convergence des luttes » qui essaie de relier réseaux de militants.

La lutte des emplois-jeunes enfonce également un coin dans les positions et dans l’idéologie des syndicats majoritaires, car la revendication principale de titularisation sans concours des emplois-jeunes prend à revers toute l’idéologie syndicale de recrutement sur concours. Or d’autres épisodes de titularisation sans concours existent dans l’histoire. Ce qui est innovant dans la revendication des emplois-jeunes, c’est qu’ils revendiquent la transformation des CDD en CDI également pour les emplois-jeunes des associations.

En conclusion, face à ce qu’on peut considérer comme le plus grand plan social des années 2000 (dès juin 2003, ce sont 20 000 emplois-jeunes qui se retrouvent aux portes de l’ANPE), les syndicats majoritaires sont restés curieusement silencieux et relativement inactifs, au lieu d’aider à la mobilisation et à l’émergence de revendications, qui par leur nature interprofessionnelle les gênaient et dérangeaient leurs certitudes et leur organisation pyramidale et catégorielle.

La lutte des intermittents du spectacle durant l’été 2003

La lutte des intermittents du spectacle contre la réforme de leur statut durant le printemps et l’été 2003 et jusqu’à présent est l’exemple même d’un mouvement organisé en dehors des syndicats en collectifs locaux de syndiqués et de non syndiqués, même si la CGT a exercé une influence certaine dans l’expression du refus de la réforme.

Il faut souligner que des coordinations ont existé chez les intermittents du spectacle dès 1992, notamment la coordination lyonnaise, qui fut très forte même si elle est moins présente aujourd’hui. Lorsque le gouvernement annonce la réforme des annexes VIII et X de l’UNEDIC qui régissent le régime d’assurance chômage des intermittents, le Collectif « Précaires et Associés de Paris » (PAP) se crée en décembre 2002, et organise, pendant l’hiver et le printemps 2003, les premières actions contre le projet de réforme. A cette époque, le Collectif existe plutôt en réaction contre la CGT-Spectacle car ses membres ne supportent plus le ronron des assemblées générales creuses qu’elle organise. Quant à la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile de France, comme le rappelle Jérôme, l’un des fondateurs du PAP [11], elle se crée en juin 2003 pour répondre à une demande des professionnels concernés, pour remplir un vide et réfléchir en matière de droits sociaux. Au départ il y a une occupation du Théatre de la Colline par une centaine d’intermittents ; puis lors de la signature du protocole par le gouvernement et quelques syndicats non majoritaires dont la CFDT, dans la nuit du 26 au 27 juin, Précaires et Associés de Paris, ainsi que quelques militants de la CNT, appellent à une assemblée générale, où arrivent mille à 1200 personnes, qui alors décident d’occuper la Villette. Le travail collectif commence tout de suite en commissions ouvertes à tous, avec compte-rendu dans des AG régulières de 500 à 1000 personnes. Un vrai travail de commissions s’effectue, avec une diversité de participants, des vedettes aux personnes les plus précaires et les plus fragiles, représentatif donc de la diversité des situations professionnelles qui caractérise le secteur. C’est ce travail collectif associant des individualités professionnelles très diverses qui va permettre une mise à plat des conditions concrètes d’exercice de ces professions et une réflexion sur les dysfonctionnements du régime d’assurance chômage et sur les alternatives à lui opposer pour assurer aux personnes concernées une continuité de droits et de revenu.

Des collectifs locaux naissent un peu partout, comme Culturendanger à Montpellier, le collectif du 25 février à Avignon, etc... Comme l’écrivent Fabienne Darge et Diane Ducamp dans « le Monde » du 7 juillet 2003, « les membres des collectifs sont jeunes, en général entre 25 et 40 ans. Ce sont les plus concernés par la précarité, et donc les plus touchés par la réforme.(...) Ils viennent du spectacle vivant (théatre, danse, spectacle de rue...), où ils sont artistes ou techniciens, plus que de l’audiovisuel (...). Pour beaucoup, rejoindre une coordination constitue une première expérience d’ordre politique. (...) Mais un nombre non négligeable d’entre eux ont déjà eu des expériences d’ « engagement » (...) . Dans la coordination des intermittents et précaires d’Ile de France se côtoient des gens venus d’horizons divers », de la CGT, de la CNT, du collectif des Précaires Associés de Paris, d’AC !... « Ceux venus de la CGT, par exemple, ne renient pas leur affiliation à la centrale syndicale, mais trouvent que la coordination permet d’agir de manière plus directe et rapide, sans passer par des processus bureaucratiques et technocratiques. » (...) « Expérimentés ou non, les membres des coordinations tentent de réinventer une forme de démocratie directe. Le collectif parisien, installé salle Olympe-de-Gouges, rue Merlin, dans le 11ème Arrondissement, convoque une assemblée générale tous les jours et a institué le principe des commissions (« action », « interprofessionnelle », « Europe », « presse »...) auxquelles peuvent participer tous ceux qui le désirent. Pas de représentants permanents, pas de leaders. »

A ce stade là, comme le souligne Jérôme, « on ne se posait même pas la question de la CGT-Spectacle, elle venait, on lui donnait la parole en fin de réunion, mais ils étaient plus ou moins dépassés » ; c’est la Coordination qui a élaboré, au sein de la commission propositions-revendications, le nouveau modèle d’indemnisation des intermittents, par un travail de création collective, non pyramidal, tout au long de l’été et de l’automne 2003 pour être enfin adopté sous sa forme définitive (bien qu’il reste bien sûr perfectible) en coordination nationale à Lille le 7 décembre 2003. Tout le mois de juillet 2003 à Olympe de Gouges étaient organisés de manière hebdomadaire des forums ouverts de la commission propositions et revendications, avec environ 200 personnes, FO, la CGT, le PS y venaient et soumettaient les animateurs de la coordination à la question, en contestant leurs propositions. Il était parfois tenu compte de leurs objections. Certains délégués syndicaux étaient furieux, d’autres, comme le SNTR (secteur audiovisuel au sein de la CGT-Spectacle), participaient de manière constructive au débat.

Quelle a été la position de la CGT-Spectacle par rapport au nouveau modèle ? Elle a repris l’abandon du SJR (salaire journalier de référence), que contestait la Coordination car c’est la source de toutes les magouilles (chaque intermittent, dans ce système, a intérêt à avoir le maximum de salaire sur le minimum de jours pour bénéficier d’une allocation de chômage plus élevée). La Coordination a opté pour un calcul de l’indemnisation basé sur un salaire annuel de référence et sur le nombre d’heures travaillées [12], avec un plancher, le SMIC, et un plafond, fixé assez bas, pour éviter que certains intermittents cumulent cachets et indemnités les plus élevés. La CGT a contesté le plafond proposé par la Coordination, qu’elle jugeait trop bas, mais le Syndicat des Employeurs du Spectacle Vivant (association des directeurs de scènes nationales) a repris les plafonds proposés par la Coordination. A l’automne 2003, la CGT-Spectacle a fait paraître un énoncé de principes, qui s’inspirait du nouveau modèle, mais ce fut tout quant à la publicisation de sa doctrine en la matière.

La position des autres syndicats fut très diverse. FO venait aux AG mais ils étaient très mécontents. La CFDT a soutenu le gouvernement en signant le protocole d’accord, et propose aujourd’hui la création d’une caisse professionnelle pour absorber le déficit du régime des intermittents, ce qui reviendrait à désolidariser les intermittents du reste des salariés et à rétrécir leur base de financement. Mais il faut savoir que la CFDT regroupe un nombre dérisoire d’adhérents au sein des intermittents, si elle a beaucoup de permanents dans les institutions. SUD-Spectacle et SUD-Culture ont totalement soutenu le travail collectif, avec leurs faibles moyens, et ont repris les propositions de la Coordination.

Ensuite la Coordination a forcé un passage au niveau politique grâce à une conférence de presse qui a abouti à la création d’un comité de suivi parlementaire, avec le soutien de Noël Mamère, des Verts, puis de Marie-Christine Blandin, de Patrick Bloch, du PS, d’Etienne Pinte, député-maire UMP de Versailles, un vieux gaulliste qui défend le nouveau modèle car il est généreux et sensible, un UDF, etc. Ce comité de suivi s’est ouvert à des parlementaires de tout bord, certains plus prosaïquement animés par le désir de sauver leur festival, source de prestige et de rentrées financières locales. Les syndicats non signataires y participent aussi, même si la CGT était au départ furieuse de cette initiative qui lui enlevait sa place.

Il faut bien voir que le nouveau modèle, qui revient à assurer une garantie de revenu pour tenir compte du caractère discontinu de l’emploi, est mieux compris par certains représentants de la droite ou du centre droit, qui prennent acte de la flexibilité de l’emploi mais veulent l’assortir de garanties (à la différence du MEDEF) que par les représentants de la gauche, en majorité englués dans une idéologie de la croissance et du retour au plein emploi. Ce qui caractérise le travail de la Coordination à cet égard, c’est qu’elle n’est pas partie de positions idéologiques sur la nécessité d’un revenu garanti universel (position défendue par les chercheurs proches de Toni Négri, Laurent Guilloteau, Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Yann Moulier-Boutang, qui ont activement participé à la réflexion [13]), mais d’une analyse concrète de la situation professionnelle des intéressés, dans sa diversité, dans la droite ligne d’un combat syndical ; ainsi le revenu garanti n’a quasiment jamais été débattu dans la Coordination, la revendication l’incluait mais en portant sur le temps nécessaire à la création.

En conclusion, à la différence de nombre de coordinations antérieures, qui présentaient des points communs mais implosaient sur la question de la place des syndicats [14], la Coordination des Intermittents a évité la récupération et le laminage par les syndicats et a résisté [15]. Ceci traduit l’émergence de nouvelles formes d’organisation chez les salariés de secteurs entiers du monde du travail de plus en plus confrontés à la précarité. A ce titre, elle est riche d’enseignements pour les autres mouvements, et augure de nouvelles formes de lutte et de proposition collective concernant le travail et l’emploi sous leurs formes contemporaines. Mais il est à noter que la force du mouvement des intermittents du spectacle est qu’il s’appuie sur des professionnalités bien identifiées.


Conclusion

Même si certains d’entre eux sont syndiqués, notamment à la CGT, à SUD ou à la CNT, les précaires qui s’investissent aujourd’hui dans des luttes, par delà la diversité de leurs statuts et le morcellement de leurs situations, se dotent le plus souvent de formes nouvelles d’organisation , collectifs, coordinations, comités de soutien ad hoc, qui privilégient la démocratie directe et le contrôle des décisions par la base, la souplesse et la rapidité, la mixité des appartenances syndicales, associatives et politiques, le caractère interclassiste ou interprofessionnel des revendications. Ce sont des formes d’organisation par affinités sélectives, par agrégation apparemment éphémère mais dont les liens tissés à l’occasion des luttes sont durables et peuvent se recomposer à tout moment. Ces formes d’organisation ne se substituent pas aux syndicats, elles les accompagnent et s’élaborent en parallèle, le recours aux syndicats restant fondamental dans les actions juridiques et pour la protection des salariés délégués.

Dans ces luttes, les syndicats peinent à garder le contrôle de l’action et sont mis en quelque sorte sous surveillance, instrumentalisés et jaugés à la hauteur de leur capacité à aider la lutte et à en porter les revendications. Ils sont partagés entre la tentative de récupération de la lutte et celle du repli. Ils peinent également à faire place au sein de leurs structures décisionnelles à ces jeunes militants très combatifs, souvent issus de l’immigration, exigeants et à l’indépendance d’esprit développée.

Le modèle du fonctionnement syndical traditionnel, basé sur la section d’entreprise, l’organisation par branche, se trouve bousculé et peu adapté au développement de la mobilité des travailleurs précaires d’un emploi à un autre et de l’emploi au chômage. Ne faudrait-il pas donner plus d’importance aux unions locales interprofessionnelles, aux bourses du travail ?

Plus fondamentalement, la montée de l’individualisme et de la volonté de choisir ses engagements de façon sélective et réversible, le développement de formes d’engagement plus subjectives, privilégiant les relations interpersonnelles de confiance et par affinités, le refus de plus en plus généralisé de la délégation de pouvoir et de ce qui peut apparaître comme des processus bureaucratiques et rigides, peuvent expliquer la crise de la forme d’organisation syndicale classique et le développement des collectifs et coordinations ad hoc reposant sur la démocratie directe.

A ces difficultés liées à la forme syndicale s’ajoute la relative incapacité des syndicats, du moins la plupart, à inventer un socle de revendications apte à contrer le développement de la précarité et de la flexibilité, celui de la sous-traitance, et la dégradation des conditions de travail qui en résulte pour une frange croissante du salariat. Il est tout de même notable que la principale ligne de proposition collective à la hauteur du développement de la précarité de l’emploi et du revenu, le nouveau modèle d’indemnisation des intermittents du spectacle, qui peut faire figure de modèle pour une grande majorité des précaires, ait été élaborée par la Coordination des intermittents en dehors des syndicats. La précarité appelle un aggiornamento syndical. Les syndicats sauront-ils relever ce défi ?

Evelyne PERRIN (AC !, Stop Précarité)

evelyne.perrin@equipement.gouv.fr.ns

 Source : www.stop-precarite.org/index.htm

 Publié avec l’ autorisation de l’ auteur

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[1] INSEE Première, N° 958, avril 2004, « Enquête sur l’emploi 2003 ».

[2] SUPIOT A. (dir.), « Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe », Paris, Flammarion, 1999.

[3] BOISSONNAT J., MABIT R., « Le travail dans 20 ans. Rapport de la commission présidée par Jean Boissonnat », Paris, éditions Odile Jacob La Documentation Française, 1995

[4] HOANG-NGOC Liem, capitalisme actionnarial et régulation endogène du rapport salarial : L’horizon dépassable du « social-libéralisme », in EUZEBI C. , CARLUER F., CHAPON S., EUZEBI A., MANSANTI D., OFFREDI C., Mondialisation et régulation sociale, Paris, L’Harmattan, pp. 111-124, 2003 et HOANG-NGOC Liem, Les politiques de l’emploi, Seuil, Coll. Points économie, 2000.

[5] AC !, APEIS, MNCP, « Précarité. Points de vue du mouvement social », sous la coordination d’Evelyne PERRIN, Paris, Syllepse, 2001.

[6] Les « swing managers » coordonnent et stimulent le travail des équipiers dans les fast food comme Mc Do. Bien que participant à l’encadrement, ils sont à peine mieux payés que les équipiers.

[7] Claire VILLIERS, « la CFDT contre les droits des chômeurs », Libération, 29 mai 2002, à propos du PARE.

[8] Evelyne PERRIN, Chômeurs et précaires au cœur de la question sociale, la Dispute, 2004.

[9] Maurizio LAZZARATO, La forme politique de la coordination, in Multitudes, N° 17 , été 2004, pp. 105-114. L’ensemble du Numéro est d’ailleurs consacré à « l’Intermittence dans tous ses états ».

[10] Nous avons bien conscience des fortes disparités existant entre les secteurs d’appartenance, les conditions de travail et salariales, des salariés engagés dans ces luttes. Quel lien commun entre les salariés en CDI à temps plein de la FNAC ou de Go Sport, les salariés en CDI à temps partiel de Mc DO, représentatifs d’une couche de jeunes souvent discriminés sur le marché du travail par leurs origines ethniques, les salariés immigrés sur-exploités tels que les cuisiniers sri-lankais des Pubs Frog ou les femmes de m énage africaines des hôtels Accor ? Pourtant l’hypothèse est faite qu’au-delà de ces différences manifestes, on a affaire à un développement sans précédent de nouvelles formes de précarité.

[11] Voir aussi les Nos successifs du journal de la Coordination, Interluttants

[12] Bernard FRIOT estime que c’est là un recul, le rattachement aux heures travaillées impliquant selon ses thèses un renforcement de la logique d’activation. Cf. aussi le mémoire de DEA de Mathieu GREGOIRE à l’Université de Paris-X et sa thèse en cours sur ce sujet.

[13] Une partie d’entre eux ont été chargés d’une expertise du contre-modèle des intermittents du spectacle.

[14] Jean-Michel DENIS, Les coordinations, Recherche désespérée d’une citoyenneté ,Préf. De Cornélius Castoriadis, Paris, Syllepse, 1996.

[15] Certes elle a renoncé en 2004 à bloquer les festivals de l’été, au premier rang desquels le Festival de Cannes et celui d’Avignon, perdant ainsi un moyen de pression irremplaçable